Heterotopia
client : AD
année : 2013
chef de projet : Frédéric Alzeari
lieu : Paris
collaboration : Ateliers de France / Tai Ping Carpets / Henri / Au gré du Verre / Laval / Jean-Baptiste Del Amo
crédits photos : RF Studio / Alexandre Pertemov / Franck Beloncle / Gilles Pernet
« Lorsque l’on travaille sur un espace dans son intégralité, en mettant l’accent sur le détail, le récit reste toujours une priorité. Le monde que l’on crée doit à la fin incarner une histoire où l’emplacement de l’hôte joue le rôle le plus important. C’est pourquoi fantasme et réalité ne sont jamais vraiment éloignés dans mon travail. » Ramy Fischler, 2013
L’installation conçue par Ramy Fischler pour AD Intérieurs est un bureau aux formes minimales et sophistiquées. Chaque matériau qui le compose défie les règles de l’art comme de la gravité. Le designer prolonge ici une réflexion initiée à la Villa Médicis, sur les formes du pouvoir. Avec l’écrivain Jean-Baptiste Del Amo, il élabore un cadre littéraire dont il extrait une pièce singulière, perchée au dernier étage d’une tour insurmontable…
Nemrod, l’hôte du lieu, s’y isole du monde pour méditer sur l’avenir des siens. A mi-chemin entre fiction et réalité, Heterotopia est une allégorie du droit et de la justice, un espace en tension, composé d’objets qui se soutiennent mutuellement, comme à la fois indissociables et opposés : une table de travail et un triptyque aveugle, deux monolithes de pierre, suspendus l’un et l’autre par le sommet de la tour. On peut apprécier l’équilibre des forces, mais aussi des matières – bois, pierres, fibres et verre – toutes imbriquées pour ne faire qu’un seul et même objet. Cette pièce s’accompagne d’un fond sonore composé et joué par le violoncelliste Sébastien Grandgambe.
A l’occasion d’AD Intérieurs 2013, le designer a réuni des partenaires pour une création originale. La complétude des savoir-faire sert un projet commun, où l’expertise de chacun est valorisée : Tai Ping, la maison de tapis fait main et sur-mesure la plus célèbre au monde ; Ateliers de France, spécialiste des métiers d’Art dans le secteur du bâtiment, qui a contribué au projet dans les domaine du minéral, de la menuiserie et de la dorure ; Henri, expert en conception et installation de solutions électriques et domotiques ; Laval, manufacture de création, conception, réalisation de meubles et enfin Au Gré du Verre, spécialiste du sablage sur verre.
HETEROTOPIA
La cité n’avait cessé de croître au fil des siècles et, limitée par les eaux qui l’entouraient et la menaçaient, s’était dressée sur elle-même jusqu’à effacer, à mesure de sa prospérité, l’océan à l’Est et, à l’Ouest, la ligne brune des terres.
Parvenu au dernier étage de la tour, il laissa se refermer derrière lui les portes de l’ascenseur puis se tint un instant immobile. Aucun son ne filtrait plus, le murmure incessant des rues était désormais indécelable et il se laissa envahir par le silence de la pièce. Une émotion intacte gagnait encore son vieux coeur lorsqu’il en franchissait le seuil.
La lumière diffuse teintait le triptyque sur lequel il arrêta son regard à l’instant où rejaillissait en lui une évocation de la triade archaïque, Jupiter, Mars et Quirinus. Il contempla son reflet morcelé, comme il aurait perçu une image de lui à travers les âges, les siècles passés ou ceux à venir, son reflet modelé dans la pierre, ses yeux délavés et ses pupilles de calcédoine. Il se détourna du miroir, fit un pas hors de l’ombre portée du triptyque et le contourna.
Face à lui désormais, une baie découpée à même la structure de la tour, un pan de ciel dégradé dans lequel le soleil masqué par la cité n’avait pas encore tout à fait surgi. Il avait souhaité que la tour fût la plus haute jamais construite, non pour dominer ou asservir la cité, ni pour défier le reste du monde, mais pour lui offrir simplement de conserver ce dont nombre de citoyens avaient perdu jusqu’au souvenir : la ligne d’horizon. Il tint dans la lumière son corps gracile et multiséculaire, comme contourné dans les noeuds d’un bois fossile. Les raies de jour, répercutées et tombées sur ses épaules depuis le haut des tours semblaient le rendre plus gracile encore, à la fois fragile et éternel.
Il laissa son esprit divaguer par-delà la baie vitrée, le long des fines nappes de nuages, bientôt dissipées et il se laissa emporter par le flot intarissable des souvenirs que la pièce ramenait un à un des profondeurs de son ancienne et tortueuse conscience, saisissant des images où il figurait à tous les âges de sa vie, des instants oubliés mais qu’il reconnaissait pourtant aussitôt qu’ils s’esquissaient à son esprit, des vues de lui, constitutives de l’homme qu’il était aujourd’hui, du bâtisseur qu’il était devenu.
Il était un enfant jouant dans les herbes hautes près d’un lac tandis que sa mère assoupie reposait sur un drap, sous l’ombre mouvante d’un saule. Il était l’étudiant orgueilleux serrant dans son poing son diplôme de fin d’études, ne craignant rien et défiant la vie à venir. Il était le jeune homme fier et tremblant auprès d’une femme alanguie dans une chambre claire au plafond de laquelle tournoyaient les lumières de la ville. Il marchait sur des pierres chauffées par le soleil entre lesquelles jaillissaient des touffes d’herbe tendre. Il était l’architecte et le visionnaire portant ses yeux sur la plaine immense et désolée et faisant le voeu d’y élever une cité nouvelle. La douce chaleur de la pièce, la lumière glissée à l’intérieur par les interstices des murs le propulsaient loin de là, à une époque où il avait construit, entre les branches d’un chêne immense, une cabane de bois où le jour filtrait entre les planches disjointes et touchait son front. Là, dans le bruissement des feuilles, des enfants tenaient des conciles, murmuraient des voeux et des serments, exaltés par leur ferveur et la foi en leurs jeux.
Durant ces jours désormais perdus, il avait rêvé de fonder une ville et, au coeur de celle-ci, d’élever le plus haut des arbres. Il n’était pourtant plus tout à fait certain de la véracité de ses souvenirs. Peut-être avait-il effectivement vécu ces instants, peut-être avaient-ils été vécus par d’autres avant lui : son père, l’architecte, son grand-père, l’aventurier. Leur histoire commune, composée d’une infinité d’instants, l’avait mené jusque-là, de même que la cité, par l’assemblage complexe de ses matériaux, de ses desseins, avait jailli d’une terre plane pour le porter si haut. Quelle somme de mystères, de choix, de hasards, quel équilibre fragile l’avaient élevé au sommet de la tour ?
Il devinait l’espérance palpable qui sourdait dans la ville, la foule des citoyens s’amassant peut-être déjà sur la Grand Place, au pied de la tour. Pour beaucoup, il incarnait le patriarche, le sage parmi les sages, le presque Dieu. Pour d’autres, il savait être l’autocrate, le despote. Mais, fidèles ou détracteurs, tous étaient suspendus à l’attente, les yeux rivés à l’écran d’ordinateur ou au téléviseur. D’autres, la main en visière, scrutaient le dernier étage de la tour comme si devait s’en élever un signe visible, une fumée de conclave.
Il aimait l’idée de ce lieu hors du temps et du grand tourment de l’univers, cette pièce épurée et fidèle où il s’était retrouvé à tant d’heures différentes de sa vie, mais dans laquelle il n’avait jamais été tout à fait le même. Il aimait l’idée de ce lieu hors du temps et du grand tourment de l’univers, cette pièce épurée et fidèle où il s’était retrouvé à tant d’heures différentes de sa vie, mais dans laquelle il n’avait jamais été tout à fait le même. Il aimait la constance des objets qui, une fois créés par l’homme, sont indifférents à sa volonté. Ainsi l’avait-il pensée afin qu’elle guide sa conscience à l’heure de la Délibération, comme une image de ce qu’il avait été, de ce qu’il était devenu.
Jean Baptiste Del Amo